Pourquoi y a-t-il davantage de jeunes transmasculins dans les consultations pédiatriques de diversité de genre ? Cette question avait été abordée dans une étude publiée par Claire Vandendriessche et David Cohen, de TJT, résumée sur notre site ici. Ces chercheur·es, s’appuyant sur un échantillon de près de 120.000 personnes LGBT dans 30 pays d’Europe, excluaient qu’une psychopathologie soit en lien avec une identification transgenre plus rapide des transmasculins qui utilisent intensément les réseaux sociaux à l’adolescence par rapport aux adolescentes transféminines comparables.
À cette hypothèse disqualifiée de « contagion sociale » chez les jeunes assignés fille à la naissance – celle de la ROGD (ou hypothèse de développement rapide de dysphorie de genre) – ces chercheur·es ont apporté une explication alternative à l’origine de la prédominance d’adolescents transmasculins par rapport aux adolescentes transféminines dans les études récentes. Ils ont observé en effet que les LGBT assigné·es garçon à la naissance (AMAB) faisaient leur « coming out » plus tardivement que les LGBT assigné·es fille à la naissance (AFAB), alors même les un·es et les autres se découvrent LGBT intimement au même âge, et ceci valait autant pour les personnes trans que pour les LGB cisgenres. Les chercheur·es discutaient d’une possible sur-pénalisation sociale de la transgression des normes de masculinité chez les assigné·es garçon par rapport à la transgression des normes de féminité chez les assigné·es fille.
L’étude publiée il y a quelques jours par Kahn et ses collègues dans la revue de l’International Journal of Transgender Health corrobore largement cette dernière hypothèse. Les auteur·ices ont procédé à une étude rétrospective sur deux cohortes de patient·es référé·es dans des cliniques publiques de genre en Australie (Melbourne) et aux Pays-Bas (Amsterdam). Au total, les dossiers médicaux de 1903 personnes en Australie et 2044 aux Pays-Bas ont été examinés, couvrant des périodes comparables de 2016 à 2019. En catégorisant les données par sexe assigné à la naissance et âge au moment de la première consultation, les chercheur·es ont pu construire une analyse des trajectoires d’accès aux soins selon les étapes de la vie.
Les résultats mettent en évidence une forte variation du ratio de sexe assigné à la naissance selon l’âge. Chez les enfants de moins de 10 ans, les jeunes AMAB sont majoritaires. En revanche, à l’adolescence (10–19 ans), les jeunes AFAB dominent nettement les demandes de prise en charge. Une inversion de cette tendance se produit à partir de 20 ans, avec une majorité croissante de patientes AMAB, particulièrement marquée au-delà de 30 ans. Ces tendances sont similaires dans les deux pays, malgré leur contexte culturel distinct. Cette homogénéité interrégionale renforce la robustesse des observations, et suggère l’influence de facteurs sociétaux globaux plutôt que locaux.
En replaçant ces résultats dans la littérature scientifique, les auteur·ices contestent explicitement l’hypothèse controversée du ROGD, largement critiquée pour ses biais méthodologiques. Au lieu de voir dans l’augmentation des cas d’adolescents AFAB une « contagion sociale », Kahn et ses collègues avancent une explication plus structurelle : les adolescentes AMAB seraient confrontées à des formes accrues d’intolérance et de transmisogynie, ce qui retarderait leur recours aux soins. Ce phénomène de report jusqu’à l’âge adulte permettrait de concilier les disparités observées dans les cliniques avec l’égalité de répartition trouvée dans les études populationnelles sur les adultes transgenres.
L’étude souligne que, chez les jeunes enfants (moins de 10 ans), les parents expriment généralement davantage d’inquiétude envers les garçons non-conformes aux normes de genre, ce qui pourrait expliquer leur surreprésentation dans les services pédiatriques. Cette tendance s’estompe à l’adolescence, où la pression sociale et la peur de la stigmatisation deviennent des freins majeurs pour les jeunes transféminines. Les auteur·ices évoquent également des tendances historiques comme la baisse de l’âge moyen de la puberté chez les AFAB, qui, par les aspects potentiellement dysphorisants de la puberté pourrait favoriser leur orientation vers des services spécialisés plus tôt dans la vie.
Les analyses qualitatives proposées par l’équipe de recherche suggèrent en outre que les barrières à l’expression de soi chez les personnes AMAB peuvent aussi être liées à des dynamiques de genre et de sexualité. Certaines femmes trans attirées par les femmes peuvent, tant qu’elles ne révèlent pas leur modalité de genre, bénéficier d’un possible privilège social associé à une identité perçue comme masculine, cisgenre et hétérosexuelle. L’anticipation de la perte de ce privilège pourrait retarder leur transition, rendant plus complexe l’analyse des déterminants des parcours de transition.
Au fil des années, des études antérieures menées notamment par Steensma ou de Graaf, ont montré des évolutions significatives dans les ratios de sexe assigné dans les cliniques, passant d’une prédominance de jeunes AMAB à une majorité de jeunes AFAB à l’adolescence. Le travail de Kahn et ses collègues étaye ces tendances tout en proposant une lecture nuancée, ancrée dans les dynamiques sociales et psychologiques du développement de genre. Iels pointent la nécessité de mieux prendre en compte les effets différenciés des normes genrées sur les parcours trans, selon le sexe assigné à la naissance.
L’approche méthodologique, fondée sur des données cliniques exhaustives et une catégorisation rigoureuse des âges, offre une contribution précieuse à la compréhension des trajectoires d’accès aux soins. Toutefois, les auteur·ices reconnaissent des limites, notamment la montée des services privés non inclus dans les données australiennes qui pourrait biaiser les résultats en sous-représentant les parcours d’adultes trans.
En définitive, cet article participe à la déconstruction des discours simplistes et pathologisants sur les jeunes trans, en démontrant que les différences observées dans les accès aux services pédiatriques de genre ne reflètent pas nécessairement des phénomènes pathologiques mais des dynamiques sociales différentielles d’accès à la libre expression de genre. En particulier, l’hypothèse de transmisogynie vécue par beaucoup d’adolescentes transféminines serait explicative d’un retard d’accès aux soins pédiatriques, précédant un rattrapage de l’accès aux soins observé à l’âge adulte. Les études populationnelles observant sur l’ensemble des catégories d’âges un équilibre du ratio de sexe assigné (environ 50/50 de femmes trans et d’hommes trans dans les recensements nationaux) permettent d’appuyer cette hypothèse. L’article appelle ainsi à des politiques de santé plus sensibles aux obstacles spécifiques rencontrés par les personnes trans selon leur genre perçu et assigné, tout en invitant à poursuivre les recherches sur les trajectoires trans à l’échelle mondiale.
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