L’identité de genre des enfants trans est tout aussi stable que celle des enfants cis

Dans un contexte social et politique marqué par une polarisation croissante autour des questions de genre et de sexualité, Benjamin deMayo et ses collègues ont conduit une étude longitudinale de grande ampleur afin de mieux comprendre comment évoluent les identités de genre et les orientations sexuelles des jeunes au fil du développement. Cette recherche, menée auprès de plus de 900 enfants et adolescent·es nord-américain·es entre 2013 et 2024 (pour un suivi entre les âges moyens de 8 à 14 ans), constitue la plus vaste enquête quantitative à ce jour sur ces trajectoires identitaires, et s’inscrit dans un moment historique où les jeunes LGBTI+ occupent une place de plus en plus visible – mais aussi contestée – dans l’espace public. L’étude, de 166 pages, vient d’être publiée en accès libre dans la revue Monographs of the Society for Research in Child Development.

Trois groupes pour comparer les trajectoires

Le cœur de l’échantillon est composé d’enfants trans ayant effectué une transition sociale (changement de prénom, pronoms, vêtements, coiffure) « binaire » avant l’âge de 12 ans (en moyenne à 6,5 ans), tous·tes soutenu·es par leurs parents (N=317). Deux groupes de comparaison leur sont associés : leurs frères et sœurs cisgenres (N=218) et un groupe témoin d’enfants cisgenres sans lien familial, mais apparié·es en âge et en genre (N=377). Cette structuration permet non seulement d’évaluer les trajectoires des enfants trans dans une perspective développementale, mais aussi de les comparer à celles d’enfants vivant dans des contextes familiaux plus ou moins informés ou exposés à la diversité de genre. Pour renforcer la fiabilité des données, les chercheur·ses ont recueilli les déclarations des enfants et adolescent·es à chaque vague de collecte, tout en interrogeant également leurs parents sur l’identité de genre de leur enfant. Cette double source d’information permet de vérifier la cohérence des récits, de repérer les éventuelles divergences et d’ancrer les analyses dans un cadre familial concret. Les chercheur·ses ont développé des systèmes de codage précis pour analyser l’identité de genre et l’orientation sexuelle à chaque visite, en tenant compte de l’évolution du langage et des catégories au fil des années.

Une stabilité identitaire majoritaire dans tous les groupes

Cette étude de deMayo et collègues reprend l’échantillon original du « Trans Youth Project », déjà étudié par Kristina Olson et collègues (2022), et comble certaines limites constatées par ces dernier·ères en allongeant de 4 ans la durée de suivi maximale, en diversifiant les mesures de l’identité de genre, et en ajoutant les groupes de comparaison. Les résultats indiquent que la stabilité identitaire est la norme, et ce quel que soit le groupe d’appartenance. Plus de 80 % des jeunes ont conservé la même identité de genre tout au long de leur participation à l’étude, qu’ils ou elles aient été initialement cisgenres ou transgenres. Ces chiffres défient l’hypothèse selon laquelle les identités trans précoces seraient particulièrement volatiles. Le soutien parental, lorsqu’il est présent dès l’enfance, semble renforcer la cohérence des trajectoires et permettre aux enfants trans de développer une identité stable au même titre que leurs pair·es cisgenres.

La Figure 7 du document présente la stabilité de l’identité de genre au sein des trois groupes étudiés : les enfants trans ayant effectué une transition sociale, leurs frères et sœurs cisgenres, et les enfants cisgenres du groupe témoin. Elle montre que la très grande majorité des participants – entre 80 % et 90 % selon le groupe – ont conservé la même identité de genre tout au long de l’étude, les différences entre les 3 groupes n’étant pas statistiquement significatives.

La stabilité de l’identité de genre est élevée y compris chez les enfants trans (seulement 4 % de détransition vers le sexe d’assignation, entre l’âge moyen de 8 ans et l’âge moyen de 15 ans), ce qui contredit l’idée que ces identités seraient plus instables que celles des enfants cisgenres. Les rares changements identitaires concernent surtout des évolutions vers des identités non-binaires. Ces résultats confirment que la stabilité est la norme, indépendamment du statut trans ou cis, dès lors que l’environnement familial est soutenant.

En outre, cette figure permet de constater que les frères et sœurs des enfants trans demeurent très majoritairement cisgenres au cours de leur développement, alors qu’ils vivent dans le même environnement familial que l’enfant trans. Ceci contredit l’idée erronément admise que les parents sont quelque part responsables de la non-conformité au genre d’assignation de leurs enfants. Au contraire, comme la plupart des parents l’ont indiqué aux enquêteur·ices, la non-conformité de leur enfant trans est apparue comme une surprise : les parents l’avaient habillé très tôt avec des vêtements stéréotypiques de son genre d’assignation, et sa chambre était décorée de façon également stéréotypique ; ces deux éléments ont pu être objectivement confirmés par des enquêteur·ices sans connaissance du genre d’assignation de l’enfant grâce à des photographies de l’époque.

Changements identitaires et identités non-binaires

Malgré la prédominance de la stabilité, l’étude révèle que 11,9 % des enfants initialement cisgenres ont vu leur identité de genre évoluer au cours de la période de suivi. Ce chiffre, bien plus élevé que ce que les modèles classiques de la psychologie du développement avaient anticipé, invite à reconsidérer les représentations figées de l’identité de genre. Ces modèles traditionnels, hérités de la psychologie cognitive du XXe siècle, considèrent que l’enfant développe une compréhension stable et binaire de son genre vers l’âge de 3 ans, et que cette compréhension ne varie ensuite plus. La plupart des recherches s’étant concentrées sur des enfants considéré·es comme typiques, elles n’ont que très rarement envisagé, ni même mesuré, la possibilité de changements d’identité de genre après l’enfance.

Ces changements identitaires, bien que minoritaires, concernent majoritairement des transitions vers des identités non-binaires, signalant une montée en visibilité de cette modalité identitaire parmi les nouvelles générations. Dans les années 2010, peu d’enfants utilisaient des pronoms neutres ou se déclaraient non-binaires ; aujourd’hui, ces identités sont mieux connues, mieux acceptées et plus souvent affirmées par les jeunes.

Les auteur·ices insistent sur le fait que ces variations identitaires ne sont pas associées à des âges précis de l’enfance ou de l’adolescence. Aucune période critique n’a été identifiée dans laquelle les changements seraient particulièrement fréquents. Cela suggère que la capacité à questionner ou à redéfinir son genre peut s’exercer à différents moments du développement, et ne correspond pas à une crise typique de l’adolescence ou à un effet de la puberté.

Orientation sexuelle et exploration identitaire

Une autre contribution essentielle du travail est l’analyse des orientations sexuelles des jeunes au fil du temps. Plus de 60 % des adolescent·es trans « binaires » et environ 33 % des adolescent·es cisgenres ont exprimé une orientation sexuelle « queer », c’est-à-dire différente de l’hétérosexualité. Concernant les plus jeunes (avant 12 ans), les enfants trans sont significativement plus fréquemment inscrit·es dans un schéma d’attirance non-hétérosexuelle par rapport aux enfants cisgenres. Ceci vient contrarier l’idée reçue selon laquelle la transidentité durant l’enfance empêcherait le développement d’une identité homosexuelle cisgenre à l’adolescence. Par exemple, chez les enfants ayant déjà eu une attirance romantique, les garçons trans observés en moyenne à 11 ans ont déjà eu une attirance pour d’autres garçons dans 34 % des cas, alors que 22 % des filles cis ont déjà eu une attirance pour d’autres filles (Table 23, page 110). Un autre résultat concerne les jeunes filles trans, qui sont pour seulement 32 % d’entre elles uniquement attirées par des garçons. Ce dernier résultat contredit d’anciennes théories (Blanchard, 1988) selon lesquelles les femmes trans qui se sont identifiées de façon précoce comme filles seraient très majoritairement attirées uniquement par des garçons.

En ce qui concerne les jeunes non-binaires, une forte majorité d’entre ell·eux se déclarent attiré·es par plus d’un genre, avec une proportion élevée de bisexualité ou de pansexualité. Ces chiffres confirment que les générations récentes redéfinissent les normes en matière de sexualité, et que les identités LGBTI+ deviennent des options vécues et revendiquées dès l’adolescence.

Cette fluidité est aussi dynamique : environ un tiers des jeunes interrogé·es ont vu leur orientation sexuelle évoluer au cours de l’étude, sans écart significatif dans cette évolution entre les jeunes trans et les jeunes cisgenres. Cette instabilité n’est pas corrélée à une instabilité psychologique, mais apparaît plutôt comme une phase d’exploration identitaire saine. Elle vient confirmer des travaux antérieurs qui montraient que l’orientation sexuelle, loin d’être figée, peut évoluer tout au long de l’adolescence et même au-delà.

Peut-on prédire l’orientation sexuelle à l’adolescence à partir de l’identité de genre (plus ou moins masculine ou féminine) ou les préférences genrées (pour des pair·es, jouets, vêtements) dans l’enfance ? Les chercheurs ont pu observer qu’en effet, une identité ou des préférences plutôt féminines chez les garçons prédisaient significativement une orientation non-hétérosexuelle à l’adolescence, de même qu’une identité ou des préférences plutôt masculines prédisaient la même chose chez les filles. L’apport de cette étude est remarquable en ce qu’elle permet de vérifier que l’identité et les préférences de genre des garçons et des filles trans ne sont ni plus ni moins prédictives de leur orientation sexuelle future que celles des garçons et des filles cisgenres.

Une rupture avec les approches pathologisantes du passé

Contrairement aux approches médicales traditionnelles qui associaient la non-conformité au genre à un trouble à corriger, cette étude adopte une vision de celle-ci comme une variation normale du développement humain. DeMayo et ses collègues rappellent que, durant plusieurs décennies, certains centres médicaux (notamment ceux dirigés par Kenneth Zucker ou Richard Green) ont tenté de modifier le comportement des enfants non conformes à leur genre assigné à l’aide de thérapies de conversion ou de rééducation comportementale. Par exemple, les travaux de Rekers, Stoller ou Coates proposaient que les garçons présentant des comportements « efféminés » soient encouragés, voire contraints, à adopter des attitudes plus masculines, dans l’espoir d’éviter une identité homosexuelle ou transgenre à l’âge adulte. Ces interventions étaient basées sur une lecture pathologisante de la non-conformité au genre, aujourd’hui largement remise en cause.

Les auteur·ices critiquent aussi une idée largement répandue dans certaines publications médicales : celle selon laquelle la majorité des enfants présentant une dysphorie de genre dans l’enfance « désisteraient » à l’adolescence, c’est-à-dire finiraient par s’identifier à leur sexe assigné à la naissance. Cette croyance repose, selon ell·eux, sur des études anciennes menées dans des cliniques qui ne reconnaissaient pas socialement les enfants trans et qui regroupaient, sous l’étiquette de « dysphorie de genre », des enfants très différents (par exemple, des garçons simplement non conformes au genre, sans incongruence identitaire marquée et persistante). DeMayo et ses collègues soulignent que ces études ont souvent confondu identité de genre, comportements de genre et orientation sexuelle, et qu’elles ont été réalisées dans des contextes fortement normatifs, voire coercitifs. En comparaison, leur propre échantillon — composé d’enfants trans socialement reconnu·es, affirmé·es et suivi·es sur de nombreuses années — montre une stabilité d’identité de genre bien plus élevée que celle rapportée dans ces recherches antérieures. Ainsi, iels dénoncent une mauvaise interprétation des données passées, fréquemment utilisée pour justifier des politiques restrictives ou retarder la reconnaissance des identités trans chez les jeunes.

Une étude en pleine régression politique

Une part importante de la discussion porte sur les conséquences sociales de ces résultats. Alors que les lois anti-trans se multiplient aux États-Unis, l’étude intervient dans un contexte de régression politique. Les auteur·ices citent explicitement l’arrivée au pouvoir de Donald Trump en 2024, accompagnée d’une série de décrets interdisant la reconnaissance légale des identités trans et menaçant de priver de financement fédéral les écoles qui reconnaissent la diversité de genre. En 2023, plus de 600 projets de lois anti-trans avaient été introduits à travers le pays, notamment pour interdire les soins médicaux d’affirmation de genre aux mineur·es. Ces mesures, selon les auteur·ices, sont en contradiction directe avec les données scientifiques disponibles.

La diversité des parcours identitaires documentés dans cette étude invite à abandonner les modèles linéaires du développement. Les chercheur·ses insistent sur le fait que cette variabilité n’est pas le signe d’un désordre. Au contraire, elle reflète une adaptabilité aux contextes sociaux et aux évolutions culturelles. Les jeunes d’aujourd’hui disposent de mots, de communautés et de ressources que les générations précédentes n’avaient pas, ce qui transforme leur façon de se comprendre et de se dire. Ce travail s’impose ainsi comme une référence en démontrant, chiffres à l’appui, que l’ouverture aux identités diverses n’est pas un risque, mais une ressource pour le développement harmonieux de chacun·e.

Pour lire l’étude en accès libre, cliquer ici

2048 1455 Trajectoires Jeunes Trans